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La Fnae dans Challenges

Comment Uber bouleverse les règles sociales


Pour lui, Uber, c’est le sauveur. « Ce job me permet de nourrir ma famille, assure Sofiane, au volant de sa berline noire un soir de week-end. C’est dur parce que je fais beaucoup d’heures, mais, au moins, j’ai un travail. » Comme lui, ils sont plus de 14 000 en France à gagner leur vie en transportant des gens via l’application de la start-up californienne. « Les plateformes sont des vecteurs d’accès au marché du travail, surtout pour des personnes très éloignées de l’emploi », avance Frédéric Monlouis-Félicité, délégué général de l’Institut de l’entreprise, lequel vient de rassembler une dizaine de contributions sur le sujet « Numérique et Emploi » dans sa revue Sociétal. « Beaucoup de conducteurs ont moins de 30 ans et viennent de lieux particulièrement touchés par le chômage, poursuit Augustin Landier, enseignant à la Toulouse School of Economics (TSE), qui a réalisé une étude pour la firme en ayant accès aux profils des chauffeurs. Un quart d’entre eux étaient sans emploi avant de trouver leur activité. Et 43 % de ces derniers étaient au chômage depuis plus d’un an. »

Pour d’autres, Uber, c’est le diable, l’emblème de ces nouvelles entreprises du numérique qui détruisent des emplois tout en précarisant les conditions de travail. « La véritable violence vient de cette société américaine qui ne respecte pas les règles et qui ne participe pas à la solidarité nationale », s’emporte Karim Asnoun, secrétaire général de la CGT-taxis. L’économiste Christian Saint-Etienne, très libéral, va dans le même sens : « Uber exploite les faiblesses des jeunes qui sont éloignés du marché de l’emploi en pratiquant une politique de prix bas pour les courses et en ne payant aucune charge sociale. »

Fragmentation du salariat

Pour ou contre, Uber bouleverse en tout cas les règles sociales qui ont été établies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Et son modèle économique fait craindre la « fin du salariat ». Yoobo, Superprof, MesDépanneurs, HelloArtisan, Popmyday, Helpling, Chauffeur- Privé… La liste des plateformes sur lesquelles une myriade d’indépendants toujours plus nombreux proposent leurs services ne cesse de s’agrandir. « Uber n’est que la partie visible de l’iceberg. Chaque secteur dans le tertiaire va connaître les mêmes bouleversements », prédit Dennis Pennel, directeur général de la Confédération internationale des entreprises de recrutement et d’intérim (Ciett), et auteur d’un rapport sur la fi n du salariat pour le think tank GenerationLibre. Les conséquences sur le marché du travail sont majeures : « D’ici à cinquante ans, nous allons nous retrouver avec 50 % de travailleurs indépendants, parie Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP Europe (lire l’interview page suivante). De fait, ce statut ne fait aujourd’hui plus peur aux Français : selon un sondage Ifop datant de juillet 2015, 43 % des 16-19 ans, 36 % des salariés dans le privé et même 17 % des fonctionnaires souhaitent devenir travailleurs indépendants.

Pour l’instant, le phénomène n’est pas encore très visible dans les statistiques. « Les chiffres semblent contredire l’importance du travail indépendant, puisque la France compte plus de 24 millions de salariés, contre seulement 2,5 millions de travailleurs non salariés. Mais la tendance est palpable : entre 2011 et 2013, le nombre de freelances a augmenté de 4 %, alors que la population salariée a diminué de 2,3 % », ajoute Denis Pennel. Certes, on est encore loin des Etats-Unis où un quart de la population active est free-lance. « Mais dans le secteur tertiaire, l’infléchissement vers l’indépendance est plus net : 15 % de non- salariés en 2000, 18 % en 2012 », note Julien Damon, professeur associé à Sciences-Po.

Emergence de la multiactivité

Cette fragmentation du salariat se caractérise par l’émergence de la multiactivité. Il y aurait quelque 2,3 millions de Français qui cumuleraient plusieurs jobs. « De très nombreuses personnes aux profils variés - CDD ou CDI qui souhaitent arrondir leurs fins de mois et réalisent des prestations de services le soir et le week-end, étudiants ou retraités à la recherche de compléments de revenus, chômeurs longue durée et bénéficiaires du RSA, sans-papiers récemment arrivés en France… - peuvent désormais avoir accès, grâce aux plateformes digitales, à un marché qui dépasse celui de leur voisinage », analyse David Menascé, fondateur du cabinet Azao et auteur de La France du Bon Coin, une note pour l’Institut de l’entreprise.

Le statut de l’autoentrepreneur est particulièrement bien adapté à cette nouvelle donne du marché du travail. Entré en vigueur en 2009, « il a largement contribué à la progression du travail indépendant, car il colle parfaitement à la plateformisation de l’économie. Grâce à un régime fiscal avantageux et des démarches administratives simplifiées, il permet aussi bien à des salariés en CDI qu’à des chômeurs et des indépendants de générer des revenus. Actuellement, ils sont 1 million, même s’il est vrai que seulement la moitié sont actifs », note Grégoire Leclercq, président de la Fédération des autoentrepreneurs, qui vient de créer un Observatoire de l’ubérisation. Selon un rapport d’OC&C Strategy Consultants, 5,2 % des Français tirent environ 50 % de leurs revenus des plateformes, une proportion qui s’élève à 12 % pour les jeunes de 25-34 ans.

Chantiers sociaux

Cette révolution silencieuse de l’emploi n’est pas sans poser des problèmes. « L’ubérisation et le développement de statuts d’emplois hybrides entament le socle salarial sur lequel reposaient essentiellement les solidarités collectives et les processus du dialogue social », remarquent Cécile Jolly et Emmanuelle Prouet, auteures d’un rapport pour France Stratégie. En cause, un Code du travail qui a été conçu autour de la sirène de l’usine qui marquait, comme dans le théâtre classique, une même unité d’action, de temps et de lieu.

« Dès lors, comment organise-t-on la protection sociale et l’acquisition de droits sociaux pour les travailleurs qui opèrent dans le secteur du digital ou par l’entremise de plateformes ? »s’interroge Marylise Léon, secrétaire nationale de la CFDT, en charge des questions numériques. A cette question, Emmanuelle Barbara, avocate du cabinet August & Debouzy et spécialiste en droit social, balise les chantiers à ouvrir : « Il convient d’examiner les protections qui font défaut aux indépendants telles que l’absence de salaire minimal, de garantie de protection sociale complémentaire et d’assurance contre la perte d’emploi, de droit à une indemnité de fin de contrat ou de préavis. »

Certains, comme Denis Pennel, plaident pour la création d’un droit de l’actif qui prendrait en compte le risque économique lié au statut de free-lance. « A l’heure où nombre de free-lances sont dépendants d’un seul donneur d’ordre, et donc ne sont pas entièrement libres de leurs prises de décision, c’est le critère le plus pertinent pour rebâtir le Code du travail », plaide-t-il.

Une première pierre à ce nouvel édifice vient d’être posée par le gouvernement avec le compte personnel d’activité (CPA). Si les discussions entre les partenaires sociaux sont vives pour définir son contenu, tous s’accordent à dire que la philosophie du CPA est la bonne pour répondre aux bouleversements du marché du travail. L’idée centrale est d’attacher des droits sociaux aux personnes et non plus au seul contrat de travail, qui va de plus en plus devenir un vestige des Trente Glorieuses.

La Belgique, royaume des travailleurs non salariés

A s’y méprendre, l’endroit ressemble aux bureaux d’une entreprise classique avec des salles de réunion et des open spaces. Sauf que dans les locaux de The Loft, un lieu de coworking situé dans un quartier huppé de Bruxelles, toutes les personnes penchées sur leur écran d’ordinateur sont des indépendants. Des espaces comme celui-là pullulent en Belgique. En quelques années, ce pays est devenu le royaume des travailleurs non salariés : ils sont désormais plus d’1 million, soit plus de 20 % de la population active. Cette particularité tient au fait que les entreprises ont un appétit féroce pour ce statut. « Elles ont externalisé à tour de bras plein de métiers, explique Bernard Perelsztejn, la quarantaine, fondateur de The Loft. Du coup, les employeurs demandent de plus en plus à des salariés de devenir free-lances. Le phénomène a pris tellement d’ampleur que même les managers sont concernés. Ils sont de plus en plus à collaborer avec des entreprises le temps d’un projet. » Autre explication : les jeunes n’hésitent pas à devenir autoentrepreneurs. En jean et baskets, barbe naissante et cheveux courts en bataille, Léopold, 27 ans, ne s’est pas posé longtemps la question avant de se mettre à son compte. « Dès la sortie de mes études de marketing, j’ai eu l’idée de développer un business de montres pour enfant. De toute façon, en Belgique quand vous êtes jeune vous êtes un peu voué à devenir un indépendant », déclare-t-il. Ce jeune Belge francophone est le symbole de cette génération qui trouve plus facilement des clients qu’un job stable en CDI. Avec un taux de chômage de 12,5 % en Wallonie et de 16,5 % dans la Région Bruxelles-Capitale, le gouvernement fédéral a bien compris que l’entreprenariat individuel est l’un des moyens pour faire baisser le nombre de demandeurs d’emploi. Il vient de décider de baisser à 20,5 % les cotisations sociales des indépendants, contre 30 % pour les salariés. Une façon d’encourager les Belges à devenir free-lances.


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